What belongs to us/Ce qui nous appartient
new contemporary dance performance / nouveau spectacle de danse contemporaine
work in progress / travail en cours
SUZANNE MILLER & ALLAN PAIVIO PRODUCTIONS
Critique : Eau Divine
Par Susan Judith Hoffman 19 novembre 2014
Le 16 octobre 2014, S.P.A.C.E. présentait Thirst, au théâtre Dawson, à Montréal (Québec), spectacle de danse de Suzanne Miller & Allan Paivio Productions, interprété par Suzanne Miller et Magali Stoll. Voici une méditation sur la mythologie de l’eau, inspirée de cette performance.
Thalès de Milet (env. 625 – env. 547 av. J.-C.), philosophe et savant de la Grèce antique, est convaincu que l’eau est à la source et à l’origine de toute existence. Il affirme que l’eau possède de toute évidence les pouvoirs habituellement attribués aux dieux, puisqu’elle n’a besoin d’aucun être pour apparaître. L’eau a la capacité de se transformer et peut se manifester sous différentes formes : solide, liquide ou gazeuse. C’est ainsi qu’elle semble détenir les pouvoirs d’un être divin.
Thalès soutient que l’eau doit être la substance première de toute chose qui existe, puisqu’elle est l’élément commun de tout être ainsi que son origine ou sa source. L’eau, dit-il, est partout dans le monde : elle tombe du ciel, entoure les terres et sort en bouillonnant du sol. Tout ce qui vit et se meut a besoin d’eau pour subsister. Aucun animal, aucun insecte, aucun être humain ni aucune plante ne peut vivre sans eau. Pour toutes ces raisons, Thalès est l’un des premiers scientifiques qui, à l’instar des physiciens nucléaires d’aujourd’hui, ont tenté de définir la substance la plus fondamentale qui compose tout être matériel.
Thalès et sa théorie scientifique fascinante et imaginative sur l’origine des êtres me sont venus à l’esprit lorsque j’ai assisté au spectacle de danse contemporaine Thirst au théâtre Dawson le 16 octobre. Deux artistes remarquables ont dansé des icebergs finissant par se rompre, se fondant dans des chutes d’eau et des lacs, à leur tour avalés, engloutis, de manière irréfléchie, parfois enjouée, parfois surconsommation irresponsable, simple gaspillage. Par moments, l’eau coulait littéralement sur scène. L’une des danseuses a gravi des échelons célestes, bu la substance divine, pour ensuite la recracher négligemment plus bas. Plus tard, nous avons vu l’eau faire tourner les aubes d’une roue de moulin, travailler pour nous, exploitée comme énergie renouvelable afin de moudre le grain et de faire fonctionner nos machines. Des nuages se sont alourdis de grosses gouttes sonores : pluie fraîche et apaisante. Puis, cette danse belle et sérieuse qui nous avait jusqu’alors captivé-e-s, nous persuadant de l’importance et du pouvoir de l’eau pour nourrir la vie, et qui nous avait rappelé avec délicatesse que le jeu avec nos ressources naturelles était mortellement dangereux, nous a invité-e-s dans les recoins les plus sombres d’un monde presque dépourvu d’eau douce. Dans ce monde sinistre, le précieux liquide est distribué au compte-goutte et administré par seringue à des êtres humains à quatre pattes. Pourquoi cette position? Sont-ce des bébés rampants, des adultes affaiblis par la déshydratation, une race humaine métamorphosée en créatures simiesques, ou encore le processus de dégénérescence d’un monde sans eau?
Nous sommes alors entraîné-e-s dans un royaume asphyxiant, où les danseuses suffoquent : nous nous rendons compte que nos poumons ont besoin d’eau pour fonctionner et que, sans humidité aucune, il nous est impossible de respirer. Nous sommes constitué-e-s d’eau pour plus de la moitié! La danse s’achève : une magnifique source d’eau devient brume, puis vapeur qui disparaît lentement à l’horizon. Nous entrevoyons pour la dernière fois la divine substance qui nous a donné la vie. Nous réalisons que Nietzche, le philosophe du 19e siècle, célèbre pour avoir prophétisé le meurtre des dieux par les hommes, avait finalement eu raison, et que notre soif insatiable a englouti et anéanti l’être divin qui permet toute forme de vie. La brume lumineuse finit par disparaître alors que la scène s’assombrit, et nous sommes laissé-e-s dans le vide, dans l’obscurité du non-être. Ne sous-estimons pas la soif insatiable de l’être humain.
À PROPOS DE L’AUTEURE
Susan Judith Hoffman enseigne les lettres et sciences humaines à Dawson, ainsi que la philosophie à McGill. Elle est aussi apicultrice.